(Cet article a été publié sur Nikonpassion)

Introduction à une réflexion ontologique

« Un acte représentatif s’écoulant, progressant du point initial au point final, utiliserait certes du temps, mais ne représenterait pas le temps, du fait qu’il ferait passer une partie du successif sur l’autre, au lieu de saisir ensemble la totalité du successif. » 

Nous possédons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un nez pour sentir, des chémorécepteurs pour goûter et des nerfs pour le toucher. Ces cinq sens sont constitués de récepteurs sensoriels, interface indispensable entre le « monde extérieur » et notre corps. Ces sens sont activés par des stimuli. Peut-on alors voir le temps ? Active-t-il nos récepteurs sensoriels ? D’un point de vue physiologique, la réponse est non. Si l’on ne peut voir le temps, on peut par contre le percevoir. La perception se définit comme suit : « Idée, compréhension plus ou moins nette de quelque chose. »

La perception du temps repose traditionnellement autour de trois concepts : la perception des durées (on distinguera la durée perçue de la durée estimée), la perception et la production de rythmes  ainsi que la perception de l’ordre temporel  et de la simultanéité  (les deux étant parfois indissociable ). Ainsi, sauf psychopathologie (troubles du déficit de l’attention, maladie de Parkinson, syndrome de Korsakoff ou encore schizophrénie), toute personne perçoit le temps (au sens de la définition mentionnée supra).

Notre perception du temps est fondamentalement liée à l’espace (on parlera également d’espace-temps). Nous repérons des événements physiques qui, par leur nature, nous indiquent que le temps s’écoule (les aiguille d’une montre qui avancent, une cascade qui coule, etc.), s’écoulera (un objet en train de tomber et dont le sort inévitable est de finir brisé dans un futur plus ou moins proche, personne atteinte d’une maladie et dont l’espérance de vie est évaluée à un mois) ou s’est écoulé (retrouvailles entre amis de longue date devenus vieux, visite de monuments historiques). Depuis les théories de la relativité, le temps ne peut plus être considéré comme indépendant de l’espace. Seul le présent est. On ne peut donc « vivre une durée », on ne peut que vivre une succession de présents indépendants les uns des autres. Par contre, on peut avoir conscience et percevoir la durée, en assemblant mentalement la somme des présents vécus et logés dans notre mémoire (mémoire travail pour les durées courtes, mémoires à long terme pour les souvenirs lointains). Le présent fait appel à la perception, mais dans une définition toute autre que celle mentionnée supra : « Événement cognitif dans lequel un stimulus ou un objet, présent dans l’environnement immédiat d’un individu, lui est représenté dans son activité psychologique interne, en principe de façon consciente. »

L’idée d’immédiateté, inhérente à la perception de ce qui est (le présent), rend impossible la vision directe d’un moment s’inscrivant dans la durée. N’existe-t-il pas pour autant un moyen de voir la durée ? Ne peut-on pas pour autant, d’un simple regard, englober un moment s’inscrivant dans la durée ?

Peut-on voir un moment s’inscrivant dans la durée ?

Il a été explicité précédemment que le temps ne pouvait être vu, en raison de l’absence de récepteurs sensoriels prévus à cet effet. Par contre il peut être perçu (cf. supra). Ce qui peut être vu, c’est l’état d’un corps physique dans un environnement donné dans une situation d’espace-temps donnée (caractérisée par les trois dimensions spatiales et la dimension temporelle définie supra). La perception du changement est la comparaison cognitive que l’on opère entre le corps physique dans la situation d’espace-temps A et l’espace-temps B.

À l’échelle atomique, le corps humain ne peut que percevoir des moments d’inscrivant dans la durée. En effet, « toute l’information traitée par le système nerveux à l’intérieur d’une période de 100 millisecondes environ (la marge est de 50 à 200 millisecondes) est intégrée en un seul échantillon. »  C’est ce qu’on appelle le moment perceptuel. La valeur de 20 millisecondes est aujourd’hui avancée. Durant ce laps de temps de 20 millisecondes, toujours à une échelle atomique, se déroule toute une série de modifications spatiales de corps physiques en mouvement (et une série d’informations que le système nerveux traite). La perception de l’homme est donc, à sa plus petite échelle, une perception d’une durée, constituée d’une multitude de présents (dans le sens d’une multitude de temps t). Chez Saint-Augustin, puisque seul le présent est, et puisque le présent dépend de la perception, notre sentiment d’être ne pourra que s’inscrire dans un laps de temps de 20 millisecondes. À l’échelle humaine, le moment perceptuel est donc le plus petit instant conscientisable de ce que l’on nomme le présent.

Considérant notre perception, toujours à l’échelle humaine. Peut-on voir un moment dont la durée est supérieure à 20 millisecondes ? D’un point de vue physiologique, la réponse est non.

« Ainsi donc, il existerait une unité de temps physiologique, une base de temps insécable à partir de laquelle se construiraient toutes nos évaluations de durées. »

Le mouvement d’un corps physique d’une durée de 40 millisecondes serait l’addition de deux échantillons distincts. Le cerveau reconstruit une logique entre les deux événements, et nous donne une impression de continuité, mais d’un point de vue temporel le corps humain perçoit un temps t1, puis un temps t2 de manière distincte.

Quel procédé permettrait de voir, d’un simple « coup d’œil », un moment s’inscrivant dans une durée ? Au cinéma, considérant une vitesse de défilement d’une pellicule à 24 images secondes, le temps de pose de chaque photogramme est de 1/48e de seconde (1/24e s. de temps de pose, alterné avec 1/24e s. pour passer au photogramme suivant). Une image de cinéma correspond donc à un moment perceptuel. Si aujourd’hui il est possible de figer des instants inférieurs à 1/48e de seconde (prise de vue haute vitesse, temps de pose inférieur à 1/8.000e se seconde), qu’en est-il des processus de pose longue en photographie ? Puisque notre perception du temps est irréductible à 20 millisecondes, toutes images donnant à voir un moment d’une durée supérieure à 20 millisecondes montrerait ce que le corps humain ne peut voir : à savoir un moment s’inscrivant dans une durée. La pose longue pourrait donc être définie comme un processus permettant de figer sur une image fixe un moment que le cerveau ne peut figer comme un seul et unique instant, un seul et unique moment perceptuel.

Conclusion

La pose longue serait ainsi un procédé permettant de capturer, sur une seule image, plusieurs moments perceptuels. Ce dernier étant de 0,02 seconde, la pose longue se définit comme une pose d’une durée supérieure à 1/50e de seconde.

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Références :

1 J.-F. Herbart, in Kerbach K. et Flügel O., édition de 1989.

2 « That which influences or causes a temporary increase of physiological activity or response in the whole organism or in any of its parts. » ; http://www.biology-online.org/dictionary/Stimulus (5 déc. 2012).

3 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/perception/59399 (5 déc. 2012).

4 Pierre Buser, Claude Debru, Le temps, instant et durée : de la philosophie aux neurosciences, Éditions Odile Jacob, 2011, p. 192 et s.

5 Paul Fraisse, « Étude comparée de la perception et de l’estimation de la durée chez les enfants et les adultes » in Enfance, tome 1, n°3, 1948, p. 199.

6 Voir à ce sujet le colloque organisé le 28 novembre 2012 par le Centre for Research on Brain, Language and Music (CRBLM), intitulé : « CRBLM Workshop on Rhythm Perception and Production ».

7 Pierre Buser, Claude Debru, op. cit., p. 198 et s.

8 Ibid., p. 195 et s.

9 I.-J. Hirsh, P. Fraisse, « Simultanéité et succession de stimuli hétérogènes » in L’année psychologique. 1964, vol. 64, n°1, pp. 1-19.

10 Françoise Macar, Le temps : perspectives psychophysiologiques,  Bruxelles, Pierre Mardaga, 1980, p. 132.

11 Nicolas Franck, Andrés Posada, Swann Pichon, Patrick Haggard. « Altered Subjective Time of Events in Schizophrenia » in The Journal of Nervous and Mental Disease (Lippincott Williams & Wilkins, Inc.), 2005, 193 (5), pp. 350-353.

12 Édouard Kierlik, Espace-temps relativistes, http://www2.cndp.fr/themadoc/einstein/Espace-temps-relativistes.htm (5 déc. 2012).

13 Pierre Buser, Claude Debru, op. cit., pp. 107 et 108.

14 Ibid. p. 24.

15 http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/perception/59399 (5 déc. 2012).

16 Françoise Macar, op. cit., p. 158.

17 Id.

18 Ibid., p. 159.

19 Ibid., p. 158.