J’ai envie de vous faire une confidence : je fantasme à l’idée de pouvoir photographier, un jour dans ma vie, les ruelles new-yorkaises, les petites impasses sombres au cachet cinématographique et illuminées par des lampadaires fixés à même les murs. Ces lieux où sont entreposées des poubelles dans des conteneurs métalliques, juste en-dessous d’escaliers de secours. Il y a toujours une bouche d’égout qui donne sur le métro et qui, à cause de la condensation, fume sans arrêt. J’ai parcouru pas mal de villes à la recherche du même cachet, en vain. Je dois me résoudre à faire ma première traversée de l’Atlantique pour poser le pied dans le pays de l’Oncle Sam. Ou continuer de regarder les Marvel sur Netflix en quête de cette ambiance que je convoite tant. Alors tâchons de nous promener en terre wallonne. Raison pour laquelle je vous emmène à Liège.

J’arpentais le centre ville en hiver. C’était un six janvier. La semaine qui suit directement le nouvel an a toujours quelque chose d’étrange. Les marchés de Noël sont toujours en place, mais l’intérêt à y circuler n’est plus là puisque les fêtes sont passées et la nouvelle année consomée. Le froid est plus humide, plus piquant, plus mordant. Les rues sont moins peuplées. Le gel vient nervurer les pavés de pierre et exacerber les fumées qui sortent de n’importe quel point tiède ou chaud donnant sur l’extérieur. Les nuits sont longues. Et dans l’obscurité, on se sent seul au monde même dans les grandes villes. Lorsque vous parcourez les dédales secondaires, vous vous retrouvez le nez dans les cuisines des restaurants. Vous entendez les ustensiles en inox qui s’entrechoquent. Vous croisez une serveuse ou un cuisinier qui fume sa cigarette. Vous faites fuir les chats que les déchets alimentaires intéressent dans les poubelles. Les doigts vous piquent. Votre propre respiration devient visible. Le monde vous oublie.

Du fond de mon allée de pierre, j’ai vu un homme au téléphone. Il était au milieu de la route. Le tarmac était couvert de gel et les températures franchement inférieures à zéro. Je n’aimais pas l’arrière plan (le panneau de direction, l’affiche, la porte, le châssis blanc de la fenêtre, etc.), ni même la composition de mon image. Mais j’ai quand même cadré et déclenché. Il y avait le lampadaire sur le mur, la fumée dégagée par la bouche d’aération d’un appartement et un contraste particulièrement intéressant à saisir. Mais surtout cette sensation d’être seul dans la nuit. L’impression de disparaître, d’être à la fois éminemment présent et invisible aux yeux du monde.

Quand je me balade la nuit, les mots du poète Émile Verhaeren raisonnent avec force :

Les toits semblent perdus
Et les clochers et les pignons fondus,
Par ces matins fuligineux et rouges,
Où, feux à feux, des signaux bougent.

Une courbe de viaduc énorme
Longe les quais mornes et uniformes ;
Un train s’ébranle immense et las.

Au loin, derrière un mur, là-bas,
Un steamer rauque avec un bruit de corne.

Et par les quais uniformes et mornes,
Et par les ponts et par les rues,
Se bousculent, en leurs cohues,
Sur des écrans de brumes crues,
Des ombres et des ombres.

Un air de soufre et de naphte s’exhale,
Un soleil trouble et monstrueux s’étale ;
L’esprit soudainement s’effare
Vers l’impossible et le bizarre ;
Crime ou vertu, voit-il encor
Ce qui se meut en ces décors,
Où, devant lui, sur les places, s’élève
Le dressement tout en brouillards
D’un pilier d’or ou d’un fronton blafard
Pour il ne sait quel géant rêve ?

* * *

On se sent seul au milieu des villes…


  • Appareil :  D800
  • Objectif : 50mm 1.8g
  • Exposition :  1/250 à  f/1.8 (3.200ISO)
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